J’ai littéralement dévoré ce roman, d’une seule traite et, croyez-moi, cela ne m’arrive pas souvent.
Mais avant d’en venir au texte, je souhaite tout d’abord tirer un grand coup de chapeau à l’auteur. Peu nombreux sont les chroniqueurs qui se risquent à franchir le Rubicon et à devenir eux-mêmes romanciers. Ils sont généralement attendus au tournant. D’autant plus que dans ce domaine Franck Chanloup excelle. Ses critiques se révèlent toujours exigeantes, fouillées, équilibrées, intelligentes. Elles manifestent une grande connaissance de la littérature moderne. Je dois dire qu’avec ce premier roman édité, Frank Chanloup s’en tire avec les honneurs !
Pour ce roman, il a fait des choix audacieux, mais qui s’avèrent payants. En écrivant à la première personne, il nous plonge immédiatement dans l’épaisseur du récit. Nous sommes aux premières loges en quelque sorte. Il nous fait vivre ainsi une période – la fin du 19e siècle – pendant laquelle les bagnards étaient considérés comme du bétail. Il décrit avec détail l’enfer de la déportation et d’une détention inhumaine : travail forcé, tortures, traitement dégradant, violences, meurtres, viols pour les femmes. En adoptant le point de vue du personnage principal, Victor, son parler argotique et direct, l’auteur donne à cette histoire une véracité sans pareille. Son écriture charnelle fait merveille. Ça sent la pisse, la merde, le sang, la pourriture des corps asservis, humiliés, écrasés. Le style le plus accompli est celui qui s’oublie, qui entre en symbiose parfaite avec l’action et emporte le lecteur. De ce point de vue ce roman est un total succès.
De même, l’auteur de ce roman a dû effectuer beaucoup de recherche, car il fait preuve d’une grande rigueur et précision historique. Mais il n’assène jamais ses connaissances. Le risque pour des livres qui se situe loin dans le temps est de sombrer dans le didactisme. Ce travers, s’il fut un temps apprécié des lecteurs et des écrivains classiques, semble moins adapté à notre époque dominée par l’immédiateté et l’image. L’auteur évite avec brio cet écueil, mais ne transige jamais avec la réalité du troisième Empire et l’accorde sans lourdeur avec la fiction.
Enfin, j’ai été séduite par la grande humanité de ce roman. Dans cet univers concentrationnaire fait de terreur, de cruauté sans nom, l’espoir et l’amour sont pourtant toujours présents, font malgré tout leur chemin au-delà des épreuves dramatiques vécues, des apparences, des tares physiques ou morales. Autant nous haïssons les tortionnaires, leur sadisme, leur inhumanité : Lapierre, Garrigue, Villers, les gardiens, les correcteurs, les canaques qui traquent les évadés. Autant nous nous attachons aux prisonniers décrits par Frank Chanloup, à leur grandeur d’âme, leur générosité : Victor le narrateur, Lebeau le communard, Gia le Corse, Grégoire, Alexandre, Max, Honoré le Chacal. Une brochette de personnages dont on a peine à se détacher, une fois le livre fermé, tant ils sont criants de vérité.
Ce roman constitue ainsi par son style, son point de vue, sa narration, ses personnages, son intrigue une réussite éclatante. Je ne doute pas qu’il rencontrera un lectorat toujours avide de voix nouvelles et d’histoires palpitantes et brillamment menées.